vendredi 22 mai 2009

Le règne de la dette ou la vraie défaite du capitalisme



Écrit par Silvère Tajan, Institut Hayek
3 mai 2009

Nous nous éloignons du capitalisme comme moteur de croissance par l'accumulation de capital sain issu de l'épargne. Trop longtemps les libéraux ont concentré leurs critiques sur les entraves au marché libre (des critiques certes justifiées à des entraves bien réelles), comme aveugles à l'inexorable et lent abandon du socle capitalistique de l'économie au profit du règne de la dette, parfois séduits même par les sirènes d'un modèle de croissance fallacieuse soit disant tirée par la consommation. C'est ainsi qu'on a pu à tort encenser un modèle anglais, irlandais, ou à l'extrême islandais, dont la réalité de certaines avancées pourtant timides vers un marché plus libre semblait tirer une croissance exubérante, financée en réalité par la substitution de la dette au capital. Ce qu'ils avaient gagné d'une main en libéralisant leurs marchés, ils l'avaient sacrifié de l'autre en sabotant le pillier capitalistique de l'économie libérale.


Existe-t-il une forme de capitalisme sans capital ? On pouvait depuis longtemps déjà douter que nous vivions dans un monde dominé par ce que les Anglo-Saxons appellent le "free market capitalism", le capitalisme de marché libre, car les obstructions incessantes des gouvernements à la liberté du marché sont largement documentées. Mais nous sommes désormais en droit de nous demander si nous n'avons pas tout bonnement quitté la sphère du capitalisme tout court, tant la formation du capital semble devenue secondaire dans l'ordre économique moderne, et si la crise dans laquelle nous nous trouvons plongés n'est pas l'illustration ultime de cette lente dérive.

La frontière autrefois solide et étanche entre le capital et la dette semble s'être peu à peu estompée, devenue au cours des ans de plus en plus poreuse, jusqu'à voler en éclat au coeur même de la crise. Le capital, c'est cette part de la richesse produite que l'on va destiner non à être consommée, mais à démultiplier la productivité future du travail, de manière à produire beaucoup plus demain plutôt que de consommer un peu plus aujourd'hui : ce n'est pas simplement un facteur de croissance, c'est le facteur de la Croissance.

Quand le pêcheur attrape un petit poisson avec sa canne à pêche, il peut le garder pour son déjeuner (le consommer de suite), ou bien il peut décider de l'utiliser pour attraper un plus gros poisson pour son diner : ce petit poisson est alors une richesse produite (le pêcheur a travaillé pour le pêcher), qu'il ne va pas consommer, mais qu'il va combiner avec du travail (sa pêche de l'après midi) de manière à produire plus de richesses (le plus gros poisson attrapé pour le repas du soir). Ce petit poisson est du capital.

La source du capital est l'épargne : cette part de la richesse produite qu'on ne va pas consommer de suite. Pas d'épargne, pas de capital, pas de croissance.

La dette, c'est un peu la démarche inverse. C'est consommer aujourd'hui la richesse qu'on n'a pas, et remettre son financement à demain. Si quand on épargne on s'enrichit, quand on contracte une dette, on s'appauvrit. Ce n'est que bon sens.

Pour une entreprise, la dette et le capital ne sont pas la même chose. Le capital n'est pas remboursable. Il fait partie des fonds propres de la société. La dette, elle, est exigible. Elle devra être remboursée. Quand une société augmente son capital, sa solidité financière augmente : elle est plus riche de cet apport en capital, qu'elle n'aura jamais à rembourser. Quand une entreprise emprunte, en revanche, sa solidité financière se détériore : l'apport financier du prêt (l'argent qui rentre dans sa trésorerie) est contrebalancé par l'engagement de rembourser à échéance, et le bilan global est alourdi négativement par la charge de l'emprunt, c'est-à-dire son coût : le cumul des intérêts à verser. Bien sûr, si une entreprise emprunte, c'est qu'elle pense que l'usage qu'elle fera de cet argent lui rapportera plus que la charge des intérêts cumulés qu'elle devra verser. Le capital et la dette d'une entreprise sont deux choses tellement distinctes et opposées, que plus une société dispose de fonds propres (plus elle a de capital), plus elle peut se permettre d'emprunter. C'est la preuve évidente que le capital et la dette ne sont pas substituables. La raison en est simple : la capacité de remboursement de la dette en cas de pertes varie en fonction de l'importance du capital. Tant que la perte n'excède pas les fonds propres, les créanciers sont protégés. Autrement dit, plus une société dispose d'un capital important, plus elle peut faire face à un accident de parcours et une perte. A l'inverse, plus une société est endettée, plus elle risque de voir un accident de parcours lui être fatal car sa capacité à faire face aux engagements de sa dette sera obérée d'autant.

Pourquoi toutes ces considérations sur la dette et le capital ? Parce que les développements récents de l'actualité nous donnent autant d'exemples du manque de discernement entre ces deux notions pourtant bien différentes voire opposées. Et aucun exemple de ces errements n'est plus frappant que dans les plans de sauvetage mis en oeuvre par les Etats comme par les banques centrales pour sauver les banques sur ces 12 derniers mois.

Ainsi, le mercredi 7 janvier 2009, Nicolas Sarkozy annonçait une nouvelle rallonge de 10 milliards d'Euros pour aider les banques françaises dont le bilan attestait d'une très dangereuse exposition au surendettement : trop de dettes, pas assez de fonds propres. L'annonce de cette rallonge, moins d'un mois après la mise en oeuvre d'une première enveloppe équivalente, et après la multiplication des déclarations sur "l'exceptionnelle santé du système bancaire français", ne manquait pas de surprendre, notamment par les termes exacts employés par le Président de la République : "On leur prêtera des fonds propres pour qu'elles puissent prêter davantage". Le seul problème, c'est qu'on ne prête pas des fonds propres. Parce que les fonds propres sont constitués de capital, et que le capital n'est pas une dette. Par définition.

Alors, dette ? capital ? Les deux, mon général ! Par la magie du bon vouloir étatique, l'apport constitué par ces fonds d'Etats sera à la fois considéré dans les bilans comme des fonds propres (on parlera alors de "quasi fonds propres", pour la forme, mais on les comptabilisera bien comme du capital comptablement), mais restera bien une forme d'emprunt car exigible et rémunéré, au taux d'ailleurs exorbitant de 9%. Ces sommes étant exigibles et faisant courrir des intérêts, elles ne font donc qu'aggraver la santé financière des établissements concernés, mais on décrètera qu'on les comptabilisera comme du bon capital (qu'il n'est pas, d'ailleurs l'Etat ne reçoit pas d'action et les actionnaires existants ne sont pas dilués). Des gens croupissent en prison pour des manipulations moins abracadabrantesques sur les comptes d'Enron, mais on entend toujours réclamer à corps et à cris que l'Etat mette en place une plus sérieuse régulation, notamment dans la tenue des comptes des institutions financières...

Ce tour de passe-passe verbal et comptable a un autre avantage pour nos gouvernants : il permet de tenir un double discours absurde et antagoniste. Aux marchés on dit : "le capital des banques est renfloué, leur solidité renforcée". Aux électeurs on peut dire : "ce n'est pas un don, pas une aide, c'est un prêt". Ce serait même une bonne affaire pour le contribuable prétend Nicolas Sarkozy dans une émission de télévision : avec un peu de chance, le contribuable va même gagner de l'argent. La réalité est diamétralement opposée : la solidité des banques en question n'est pas renforcée mais au contraire détériorée, et le contribuable risque d'en être de sa poche. On a voulu créer une chimère : du bon capital qui resterait exigible et rémunérateur pour celui qui l'apporte. On aura accouché d'un monstre : un prêt non exigible et potentiellement non remboursable.

Et si je m'avance aussi vite sur le résultat prévisible de l'opération, c'est qu'elle n'est pas sans précédents, dont les bilans chiffrés commencent à transparaître. A peu près un an avant cet épisode francophone, le secteur bancaire américain était secoué par la même onde de choc, avec des symptômes équivalents : des banques sous capitalisées et surendettées, incapables de faire face à leurs échéances dans un contexte de défaut de plus en plus probable sur une (grande) partie de leurs créances. C'est à cette époque, il y a tout juste un an, en mars 2008, que la Réserve Fédérale américaine poussait dans un vent de panique la banque JP Morgan à racheter Bear Stearns. Mais malgré son aide au financement de l'opération, JP Morgan refusait de récupérer un portefeuille de créances pour le moins douteuses et d'une valeur faciale atteignant les 30 milliards de $. Qu'à cela ne tienne, la FED rachetait les 30 milliards de $ de créances. A cette époque, on put entendre le président de la Réserve Fédérale, Ben Bernanke, expliquer à qui voulait l'entendre que l'opération n'était pas un sauvetage direct ou indirect de la banque, mais une opération financière saine, et que non seulement la Réserve Fédérale ne perdrait pas d'argent dans l'opération, mais probablement pourrait en gagner. En quelque sorte, ils avaient fait une affaire, comme le contribuable français un an plus tard. Sous la pression d'une partie de la presse financière, et notamment Bloomberg, la FED vient de publier le résultat au 31 décembre dernier de cette fantastique oportunité d'investissement : une perte nette de 28% sur la valeur des prêts immobiliers commerciaux (dont la bulle vient à peine de commencer à éclater), et de 38% sur les prêts immobiliers résidentiels, pour un total de presque 7 milliards de $. Cela laisse à réfléchir sur les quelques 2000 milliards de $ de prêts consentis par la FED aux institutions financières, des prêts adossés sur des actifs probablement aussi douteux.

Depuis des décennies, nous nous éloignons inexorablement du modèle libéral fondé sur un capitalisme de marché libre, sur le marché libre comme outil le plus efficace d'allocation des ressources. Et nous nous éloignons du capitalisme comme moteur de croissance par l'accumulation de capital sain issu de l'épargne. Trop longtemps les libéraux ont concentré leurs critiques sur les entraves au marché libre (des critiques certes justifiées à des entraves bien réelles), comme aveugles à l'inexorable et lent abandon du socle capitalistique de l'économie au profit du règne de la dette, parfois séduits même par les sirènes d'un modèle de croissance fallacieuse soit disant tirée par la consommation. C'est ainsi qu'on a pu à tort encenser un modèle anglais, irlandais, ou à l'extrême islandais, dont la réalité de certaines avancées pourtant timides vers un marché plus libre semblait tirer une croissance exubérante, financée en réalité par la substitution de la dette au capital. Ce qu'ils avaient gagné d'une main en libéralisant leurs marchés, ils l'avaient sacrifié de l'autre en sabotant le pillier capitalistique de l'économie libérale.

Tant que nous n'aurons pas rejeté une fois pour toute le dogme erroné d'une croissance tirée par la consommation, tout effort de libéralisation des marchés restera vain. C'est un message qu'il faut porter haut et fort, avec fermeté et assurance, si l'on veut espérer que cette crise soit un jour reconnue pour ce qu'elle est réellement, une crise de l'interventionnisme des états et de l'excès de dette, et sûrement pas celle du capitalisme et du marché. Car si cette crise témoigne bien de la défaite du capitalisme, ce n'est pas parce qu'il faudrait lui en imputer les échecs actuels, mais au contraire parce que son abandon progressif il y a déjà bien des années, nous a conduit dans le marasme où nous sommes plongés.

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