Guy Sorman
18 mai 2009
Il existe deux sortes de hasards, m’explique Benoît Mandelbrot, le « hasard bénin » et le « hasard malin ». En anglais, il traduit par Mild Randomness et Wild Randomness : cela sonne mieux, dit-il, aux oreilles des Américains.
Cela fait bientôt cinquante ans que Mandelbrot a quitté l’Université française, pour enseigner les mathématiques, puis l’économie à Harvard et à Yale. Plus, trente ans passés au Centre de recherche d’IBM de Yorktown-New York : une carrière atypique et un personnage, à 86 ans, toujours surprenant.
La gloire scientifique de Mandelbrot connaît des hauts et des bas : en temps de crise, maintenant, dans son appartement de Cambridge, face à Boston, il est assiégé par les médias et les éditeurs (il rédige en ce moment ses Mémoires). Mandelbrot est, en effet, un rare homme de sciences à s’intéresser aux catastrophes, aux événements « monstrueux » tandis que la plupart cherchent dans la nature ce qui est régulier, répétitif, prévisible : ce hasard bénin que l’on peut réduire à des formules mathématiques prédictives. Le temps qu’il fera demain, par exemple . Ou la chute des objets .
Avant d’évoquer la crise financière présente, rappelons que Mandelbrot a surgi au firmament des mathématiques en 1974, avec la découverte des Fractales. En observant, entre autres phénomènes naturels, les côtes de Bretagne, Mandelbrot s’aperçut que leur contour, d’apparence chaotique, obéissait en fait à une forme géométrique, infiniment répétée, mais de plus en plus petite. Ceci vaut pour un flocon de neige ou… un chou-fleur. Derrière le désordre apparent de la nature règne donc un ordre descriptible ; en même temps, il devient impossible de mesurer les côtes de Bretagne puisque leur longueur dépend de l’échelle, proche ou lointaine, que l’on adopte. À la suite de Mandelbrot, on découvrit des fractales un peu partout, dans les turbulences de l’air, de l’eau ou du son : tout cela qui paraissait chaotique était en réalité fractal et pouvait donc être maîtrisé . La théorie de Mandelbrot réduisait - en certains lieux - le hasard malin à un hasard bénin. Mais – là tout se complique – ce qui est chaotique peut être fractal mais peut aussi ne pas l’être : sur le marché financier, par exemple.
Dès les années 1960, Mandelbrot a tenté – en vain – de trouver un ordre caché, et donc de la prévisibilité, dans l’avenir des prix – la volatilité – sur les marchés financiers. Partant de l’exemple du prix du coton à la Bourse de New York (parce que les données chiffrées existaient sur une longue période (« sans données, pas de science », rappelle Mandelbrot), il démontra que plus on cernait de près l’évolution des prix du coton, plus il était difficile de les prévoir. La volatilité des prix est une suite d’accidents, tous différents : pas de fractales ici.
Mais cette modestie scientifique de Mandelbrot n’a jamais satisfait les économistes : eux veulent des courbes en cloche, des algorithmes et des lois. Ce qui sur le marché de l’économie réelle se conçoit : on peut, aujourd’hui, avec suffisamment de précision, tracer une relation prévisible entre la quantité de monnaie émise par une banque centrale et les hausses de prix. On peut aussi prévoir la relation entre le niveau des salaires et l’évolution du chômage. Ou entre un monopole et les prix. Mais sur le marché financier, à la Bourse, cela ne se peut pas. Pas encore ? Jamais ? Mandelbrot penche pour « jamais ». Plus il étudie les variations des cours à la Bourse, plus il lui paraît que le Hasard sauvage, l’aléa total, le chaos sans normes constituent la loi fondamentale du marché financier.
Ceux qui sont en désaccord avec Mandelbrot , ils sont légions, n’en sont pas moins, depuis un siècle (le pionnier fut le mathématicien français Bachelier) à tracer des courbes de relation entre le temps et les prix : une martingale imparable pour les boursicoteurs , n'est-ce pas ! Hélas, Bachelier travaillait sur des données fausses. Il n’empêche que cette tentation de maîtriser le hasard persiste à base de formules toujours plus complexes comme la théorie de Scholes et de Merton qui leur a valu le prix Nobel d’économie en 1997. Il se trouve que tous les investisseurs qui ont appliqué cette célèbre méthode de Scholes et Merton, selon laquelle on ne pouvait jamais perdre, sont aujourd’hui ruinés. Ou leurs clients le sont. Où fut l’erreur ?
Le désir de dompter le hasard, et de s’enrichir, est telle, observe Mandelbrot, qu’il a conduit ces économistes à commettre deux péchés scientifiques majeurs. Ils ont construit leur modèle théorique a priori et ils n’ont retenu que les données qui entraient dans leur modèle : les aberrations étaient rejetées alors même que le marché financier est une succession d’aberrations.
L’autre erreur, classique, est de transporter une loi (il s’agit ici des Fractales) d’un domaine où elle opère vers un nouveau domaine où elle n’opère pas : ici, des turbulences naturelles où les Fractales s’appliquent, et là sur le marché financier où elles ne s’appliquent pas. Cette observation critique de Mandelbrot rappelle une autre erreur fameuse, celle de Karl Marx qui transposa à l’Histoire des sociétés, la théorie de l’évolution des espèces selon Darwin : Darwin protesta et obtint que Marx ne lui dédie pas Le Capital.
Les modèles financiers où on gagne à tout coup ont eu, dans le monde entier, ( juqu'en 2008 ) leurs années de gloire : les investisseurs appliquaient le modèle, les cours montaient, tout le monde s’enrichissait. Mandelbrot ne recevait plus aucune sollicitation, ni visite.
Mais ce n’était qu’une coïncidence. Il a suffi que les cours se retournent pour que le modèle s’avère, tout simplement, faux. Mandelbrot n’en est pas surpris. Il suffit, dit-il, d’observer les cours sur une longue période pour constater que les retournements de tendance imprévisibles sont, le plus souvent, sans aucune relation avec l’économie réelle (un exemple fameux: la crise boursière de 1987, surgie de nulle part, inexpliquée et inexplicable) . Les accidents inexpliqués sont une constante. La Bourse, dit Mandelbrot, est par définition un « endroit très dangereux », voué au Hasard sauvage.
Il n’empêche que certains y ont fait fortune? « Uniquement parce qu’ils ont eu de la chance », rétorque Mandelbrot. Le marché financier étant très accidenté, les probabilités d’y faire faillite sont statistiquement plus nombreuses que celles d’y faire fortune. Mais si on a la chance de se trouver du bon côté de la route, un accident peut aussi faire votre fortune. C’est ce qui est arrivé à George Soros en 1992 qui a gagné deux milliards de dollars en une journée, en jouant contre la Livre Britannique. Depuis lors, Soros gère sa fortune mais n’est jamais parvenu à répéter ce qui fut un coup de chance. Cette règle selon laquelle on ne fait fortune qu’une fois, Mandelbrot l’a vérifiée empiriquement : « Toutes les grandes fortunes sur les marchés financiers se sont toujours constituées en une seule journée, jamais par des investissements continus ». Dans la longue durée, on ne peut, dit Mandelbrot, qu’accompagner le marché, à la hausse ou à la baisse.
Mandelbrot, après avoir démoli toutes les théories existantes qui prétendent expliquer la volatilité des marchés, propose-t-il une théorie alternative ? Non. « Je dénonce les charlatans, dont les prévisions sont objectivement fausses, mais je n’ai pas, dit Mandelbrot, l’intention de devenir moi-même un charlatan de rechange ». La science, il est vrai, consiste aussi et exige d’abord (c’était la position du philosophe Karl Popper) de débusquer l’erreur : Mandebrot est dans la lignée de Karl Popper. « Ne comptez pas sur mes conseils, dit Mandelbrot, pour gagner de l’argent à la Bourse ; mais en attirant votre attention sur le Hasard sauvage qui détermine les prix, je vous éviterai peut-être de faire faillite ».
Après s’être entretenu avec Mandelbrot, on comprend mieux le désir de réglementation du marché qui s'est emparé des gouvernements et qui ferait passer la volatilité du Hasard malin (Wild) au hasard bénin (Mild) : mais on ne voit pas comment on pourrait y parvenir. Autant décréter qu’il fera beau tous les jours. Si on supprime le marché financier , par ricochet, on anéantit l’économie réelle. La récession présente est une illustration de l’économie réelle coupée du marché financier « sauvage » : sans risque , pas de croissance . Existe -t-il une voie moyenne qui préserverait le hasard sauvage tout en évitant la récession ? Le gouvernement américain aprés avoir été tenté de geler à l'excés la prise de risque , s'aventure sur un chemin nouveau : informer l' investisseur sur les risques qui'l prend mais ne pas l'empécher de prendre ces risques. Telle est la voie de la science et de la reprise économique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire