dimanche 13 septembre 2009

L’économie ment peu.










Guy Sorman, Économiste
09 septembre 2009





LA crise signe-t-elle la fin de la science économique ? Telle est la position du journal Le Monde, délibérément provocateur. Je suis supposé par ce journal, trop d’honneur, incarner l’économiste auto-satisfait qui n’a rien vu venir. Voici ma réponse, publiée ce jour :

La récession est une aubaine pour ceux que l’économie agace et plus encore, pour ceux que l’économie de marché insupporte : « Les Français n’ont pas la tête économique mais politique », écrivait Alexis de Tocqueville en 1848. À ce peu d’affinité pour l’économie s’ajoutent chez nous, une aversion pour le capitalisme et un penchant vers l’intervention forte de l’Etat. Accuser les économistes de n’avoir pas prévu la crise et les libéraux de l’avoir provoqué par leurs excès, s’inscrit dans une bataille dont la science économique n’est pas le seul enjeu : l’économie et les économistes se trouvent au croisement de l’idéologie et de la science.

L’économie est tout de même une science. Elle l’est parce que les économistes – reconnus comme tels par leurs pairs -- suivent une démarche véritablement scientifique. Partant des faits constatés, on les mesure, on cherche des récurrences, on en tire des modèles, on soumet ces modèles à la critique et on les confronte à la réalité : la science économique progresse ainsi d’une hypothèse falsifiable à l’autre. Certains modèles résistent à l’épreuve du temps et des faits : ils deviennent des lois exprimables en langage mathématique. Le nombre de ces lois économiques, passées de la théorie à l’action, augmente, elles produisent des résultats mesurables : la croissance principalement. L’économie est une science puisqu’elle progresse, selon la définition même de toute science par Karl Popper, et elle améliore le sort d’une fraction croissante de l’humanité. Considérons l’histoire du vingtième siècle depuis 1945 : il est indéniable que des millions d’êtres humains sont sortis de la pauvreté et que ce nombre s’amplifie. Miracle ? Si l’Europe de l’Est se reconstruit, si le Brésil, l’Inde ou la Chine progressent, ce n’est pas pour avoir changé de culture, ni même de régime politique, ni découvert des richesses naturelles. L’unique changement qui les a fait passer de la misère au mieux-être, fut celui des stratégies recommandées par la science économique : le libre échange, la concurrence entre entreprises, l’émission de monnaies stables. Ces stratégies ont été des recettes de croissance transférées du laboratoire à la pratique : la bonne science économique sauve donc des vies tandis que la mauvaise en supprime ou les gâche. Ces bons principes efficaces - il en est d’autres tels la relation entre niveau de salaire et chômage, la « création destructrice « ou principe de Schumpeter, les avantages de la répartition des risques financiers ou titrisation - sont des acquis qui forment un consensus. Les querelles entre économistes sont vives mais elles se situent, généralement, à l’intérieur de ce paradigme : celui qui conteste le principe même du libre échange ou préconise l’inflation, est à l’économie ce que le rebouteux est à la chirurgie. Les économistes américains qu’on loue en Europe, tel Paul Krugman parce que social démocrate, et Joseph Stiglitz parce qu’anti mondialiste (tous deux tenus à l’écart par Barack Obama) se situent tout de même à l’intérieur du paradigme : Stiglitz ne nie pas l’efficacité du libre échange contre la pauvreté, Krugman ne propose pas de substituer le socialisme au capitalisme. L’un et l’autre, dans leurs travaux universitaires comme dans leurs positions publiques, soulignent à l’envi les imperfections du marché. Mais nul économiste, fut-il archi-libéral, ne les nie ! Le débat entre libéraux et interventionnistes porte avant tout sur la manière de contenir ces imperfections. Les éliminer ? Nul n’y croit : des systèmes économiques idéaux sur le papier ont été expérimentés, grandeur nature, au vingtième siècle avec les résultats tragiques que l’on connaît. La grande querelle entre économistes ne porte que sur la réglementation publique.

Les interventionnistes attendent des Etats qu’ils réduisent les déséquilibres sur les marchés, dont les bonus des traders sont une manifestation parmi bien d’autres moins visibles. Les libéraux ne nient pas ces déséquilibres mais doutent que les gouvernements soient plus rationnels que les marchés : les marchés font des bulles mais les gouvernements font la guerre. Les capitalistes sont agités de passions déraisonnables mais les hommes politiques et les bureaucrates ne sont pas nécessairement plus sages ni désintéressés. Les économistes libéraux invitent donc à renforcer l’information sur les marchés : dans cette analyse libérale, les bulles spéculatives naissent, non pas de l’absence de règle, mais du manque d’informations qui conduit aux abus commis par les initiés. Jean Tirole, en France, est sur cette ligne.

Si l’économie est une science, que vaut une science qui ne prédit rien ? « Les économistes savent tout faire sauf prévoir «, déclarait Gérard Debreu, recevant le prix Nobel d’économie en 1983. En réalité, les économistes savent prévoir que des mauvaises politiques conduiront au pire. Geler les prix et le salaire, nationaliser les industries, fermer les frontières, imprimer de la monnaie, garantissent la misère : ceci est prévisible. Et au cours de la présente récession, il est remarquable que tous les gouvernements se soient accordés pour préserver le libre échange (au contraire de 1930), refinancer les banques (au contraire de 1930), éviter l’inflation (au contraire de 1974) : les acquis de la science économique ont évité de répéter les erreurs commises lors des crises antérieures. Or nul ne félicite les économistes pour les vingt-cinq années de croissance antérieure à la crise, ni lorsqu’ils évitent que la récession ne dégénère.

Prévoir et prévenir la crise de 2008 ? Il se trouve, a posteriori, des devins pour l’avoir annoncée, mais en l’état actuel des connaissances nul n’aurait pu la certifier. Les crises restent imprévisibles parce qu’elles résultent de la cristallisation de facteurs innombrables que l’on ne sait pas mesurer. On peut même envisager avec Benoît Mandelbrot, mathématicien et économiste français, que les marchés financiers étant aléatoires par définition, les crises resteront inévitables : seul un système économique fixe, sans innovation, serait prévisible. Innovation, croissance, crise sont liées : réglementer un seul de ces facteurs réagit sur tous les autres. Cette complexité éclaire le désaccord entre économistes sur la cause de la crise, en supposant qu’il n’y en ait eu qu’ une seule : les libéraux tiennent la Banque centrale américaine pour coupable d’avoir, par le crédit trop facile, suscité une bulle spéculative. Les interventionnistes attribuent aux manques de règles cette même spéculation. On saura les départager dans dix ans peut-être, quand suffisamment de données auront été rassemblées ; on pourra aussi conclure sur l’utilité ou non des relances publiques. À ce jour, on ne le peut pas.

L’économie de marché est imparfaite et ne conduit qu’à des progrès matériels et relatifs : autant de nuances ne séduiront jamais les amateurs de perfection. Seront déçus aussi les guetteurs d’apocalypse : de crise en crise, le capitalisme ne meurt pas mais rebondit. D’une crise à l’autre aussi, les économistes apprennent.

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