Guy Sorman
New York, 22 janvier 2009
New York, 22 janvier 2009
Le Président Obama a reçu ce jour le Général David Petraeus à la Maison Blanche ; il compte sur lui pour quitter l'Irak dans les meilleures conditions possibles et pour progresser en Afghanistan . Ce même officier qui a si bien servi George W Bush est maintenant au service d'une autre politique , à moins qu'il ne s'agisse de la même. On ne sait pas encore . Nous venons de rencontrer Petraeus à New York ; voici son portrait , ou "profile" comme on dit aux Etats-Unis.
"Les Irakiens l’ont surnommé le Roi David. Un titre plutôt affectueux que le Général David Petraeus a gagné en 2003, après s’être emparé de Bagdad puis de Mossoul. Mossoul, dont il devint un peu par hasard, le gouverneur. « Je suis entré au siège du gouvernement, se souvient Petraeus, j’ai demandé où était l’administration ? ». Les Américains n’avaient pas envisagé que toutes les institutions irakiennes se volatiliseraient. Un huissier qui n’avait pas pris la fuite expliqua à Petraeus que dès l’instant où il était le conquérant, il lui revenait aussi de gouverner l’Irak. Petraeus improvisa : il poursuivit de front l’offensive militaire et la reconstruction du pays. « Nous avions découvert, me dit Petraeus que nous étions des étrangers dans un pays étrange ». L’armée américaine, admet-il, ne connaissait rien à la civilisation arabe. Mais il en tire les conséquences. De retour aux Etats-Unis, nommé directeur de l’Ecole de guerre, il va modifier radicalement la culture militaire américaine. « Ma génération (il est né en 1956) a été formée, se souvient-il, pour détruire des chars soviétiques avec nos hélicoptères ». Une formation inutile dans la lutte moderne contre le terrorisme. Terrorisme ? Petraeus refuse d’employer le terme de « guerre contre la terreur ». Le terrorisme, explique-t-il, n’est qu’un aspect d’un combat global engagé par les « extrémistes » contre nos valeurs et nos modes de vie ». Rappelons que le serment du soldat américain exige qu’il protège « l’American way of life ». À partir de cette définition de l’extrémisme et de son expérience en Irak, Petraeus a rédigé le Manuel de la contre insurrection (counter insurgency), la nouvelle bible de l’armée américaine. George W. Bush le renverra en Irak en 2007 avec mission d’appliquer ses idées. « Petraeus a réussi, au-delà de nos rêves les plus fous », a commenté Barack Obama au cours de sa campagne présidentielle.
Petraeus a-t-il gagné la guerre ou du moins a-t-il empêché que les Etats-Unis la perdent ? « Il ne faut plus raisonner en termes de victoire ou de défaite, dit-il. Le temps est passé où on plantait un drapeau sur une colline. » La guerre contre l’extrémisme doit être mesurée en termes de « dynamique » et de « progrès ». En Irak, dit Petraeus, des progrès remarquables ont été accomplis, en collaboration avec la nouvelle armée irakienne : « des progrès mesurables, fragiles et réversibles ». Mais l’opinion publique aux Etats-Unis, constate le Général, a déjà oublié ce qu’était la situation il y a un an : de quarante attentats par jour à Bagdad en 2007, le pays est passé à un taux de criminalité comparable à certains pays d’Amérique latine.
Ce succès fragile a été acquis beaucoup grâce à une augmentation des effectifs, dit Petraeus, mais avant tout grâce à l’application d’idées nouvelles. Ancien de l’académie militaire de West Point mais aussi diplômé de l’Université de Princeton, Petraeus est considéré aux Etats-Unis, comme un intellectuel-soldat : le héros d’une nouvelle génération à la tête de l’armée. Depuis son succès en Irak, Petraeus bénéficie d’une aura comparable à celle de grands officiers du passé, comme Eisenhower ou MacArthur. On lui prête donc des intentions politiques qu’il n’a pas, ou pas encore. Si Petraeus n’a pas cette ambition, il n’empêche qu’aucun homme d’Etat, pas plus George W. Bush que Barack Obama, ne prend une décision stratégique sans, au préalable, « écouter les militaires » : en clair « sans l’avis de Petraeus ».
« Mes idées, dit Petraeus, je les ai puisées dans notre mémoire historique. Naguère, l’armée américaine alliait l’art de la guerre à celui de l’administration ». Ce fut le cas lors des « guerres indiennes » du XIXe siècle (l’armée américaine, contrairement à Hollywood, conserve une mémoire positive de cette guerre vécue comme civilisatrice) ; ce fut aussi ,en 1900, l’expérience de l’armée contre l’insurrection des Philippines. « À cette époque, rappelle Petraeus, l’armée combattait les extrémistes et, en même temps, édifiait des écoles, des hôpitaux, des routes ». Une autre source d’inspiration pour Petraeus est l’armée française en Algérie. Il convient, dit-il, de ne pas répéter ses erreurs : la torture, les agressions contre la population locale. Mais il convient aussi de répliquer ce que Petraeus considère être ses succès : « apporter la sécurité à la population, lui rendre des services concrets et vivre parmi elle ». Des méthodes qui furent systématisées dans un livre peu connu en France, Contre-insurrection, Théorie et pratique de David Galula, officier en Kabylie en 1958 ; Petraeus en a préfacé l’édition américaine et rendu l’étude obligatoire pour tous les officiers. Et il ne se lasse pas de regarder La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, film culte qu’il impose à tous ses visiteurs.
C’est à Petraeus qu’il revient maintenant, après être entré en Irak, d’en sortir, sous les ordres de Robert Gates, hier ministre de la Défense de George W. Bush et aujourd’hui, de Barack Obama. « L’armée, dit Petraeus, se réjouit de cette continuité ». Sortir d’Irak ? Petraeus récuse le mot : il s’agit d’organiser une « transition » entre l’armée américaine et l’armée irakienne. Une transition déjà engagée. Mais Petraeus admet que les sorties réussies, après une guerre contre les extrémistes, sont rares : il cite deux expériences, le retrait britannique de Malaisie et d’Oman, deux guérillas vaincues qui ont fait place à des Etats stables.
Et à peine sorti d’Irak, l’armée américaine devra se concentrer sur l’Afghanistan. David Petraeus, depuis septembre 2007, est le Centcom, commandant de l’armée américaine pour une zone qui couvre le Proche-Orient, l’Asie centrale, le Pakistan. Le siège du Centcom est en Floride à Tampa ; mais Petraeus est en déplacement perpétuel. Suivi d’une escorte de soldats-intellectuels et d’un équipement de communication mobile, il gère ses réunions depuis n’importe quel lieu dans le monde, au sol ou dans les airs. » L’Afghanistan, dit Petraeus, sera un peu plus facile à gérer dans l’opinion publique : cette guerre est perçue comme juste, par opposition à la sale guerre en Irak. Mais sur le terrain, ce sera plus dur ». Au contraire de l’Irak, l’Afghanistan n’a pas de ressources, pas de tradition étatique, peu d’élites éduquées. Petraeus est déterminé à y appliquer sa méthode : vivre parmi la population, lui apporter la sécurité, instaurer une administration légitime, créer une économie viable. Petraeus appelle cela la stratégie de l’Anaconda : le schéma projeté sur écran ressemble à un gros serpent qui se nourrit de tous les ingrédients possibles, des Forces spéciales à la construction d’écoles et aux opérations de propagande. Ceci imposera, dit-il, » non pas une unité de commandement - avec l’Otan, c’est hors d’atteinte - mais une unité de coordination », pour l’instant inexistante. « Si nos idées sont justes, dit Petraeus, elles nous permettront de vaincre les extrémistes. Ceux-ci ont pris l’avantage, parce que nous restons prisonniers de méthodes militaires archaïques ». Et certains pays ne coopéraient pas avec l’Otan parce qu’ils se croyaient à l’abri. « Cela changera à mesure que les extrémistes étendront leur champ d’intervention ». Petraeus assure que la conscience du danger extrémiste devient plus claire. Ainsi, l’Arabie Saoudite a-t-elle échappé à la déstabilisation, que tout le monde annonçait il y a deux ou trois ans : le gouvernement a compris la nature du danger et adopté la stratégie tous azimuths de Petraeus (« par coïncidence », dit-il). La même prise de conscience opère maintenant au Pakistan, en Inde. Mais tout progrès est réversible : la Bosnie où Petraeus a servi en 1995, menace de nouveau d’exploser. Cette guerre contre l’extrémisme durera plusieurs générations ; Barack Obama maintenant le sait."
New York, 22 janvier 2009
Guy Sorman
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